Point de vue de François Euvé, Rédacteur en chef de la Revue Études.
Un constat assez largement partagé est que la notion de progrès ne fait plus aujourd’hui recette, au moins dans les sociétés qui en ont largement profité. La conception linéaire du progrès qui avait cours au moment des « Trente Glorieuses » est mise en question. Nous serions « fâchés » avec un avenir qui « enivrait » nos ancêtres (Jean-Michel Besnier). « Il est apparu au cours des dernières décennies du 20e siècle que le progrès ne relevait plus de l’évidence, alors qu’explosaient les innovations technologiques » (Pierre Musso).
Les causes en sont multiples et d’importance variable selon les personnes et les analyses. Nous percevons davantage la complexité des situations et la difficulté à prévoir ou à planifier l’avenir. Ce qui pouvait sembler une avancée dans tel ou tel domaine s’avère avoir de probables conséquences problématiques dans un autre (la voiture électrique est-elle la solution de l’avenir pour lutter contre le rejet de gaz à effet de serre ?). Plus largement, on se rend compte des effets pervers de techniques que l’on avait pensé bénéfiques (la « révolution verte » dans le domaine agricole, qui avait permis de faire sortir des millions de personnes de la famine, a des conséquences problématiques sur l’état des sols). Les progrès rapides de certaines techniques, en particulier dans le champ de la transformation du vivant, ont de quoi inquiéter. On a l’impression que les conséquences problématiques l’emportent sur les bénéfices. Si l’on a l’esprit philosophe, on pourra suivre la réflexion d’un Jacques Ellul montrant que nous sommes devenus les esclaves de l’instrument (le « système technicien ») par lequel nous avions pensé nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature ». « Nous avons désenchanté ce qui nous avait servi à désenchanter le monde, le progrès » (Jean-Philippe Pierron). Enfin, on constate que les progrès techniques ne profitent pas à tous, mais, du fait de leur coût, aux plus riches.
Cela conduit à douter fortement de l’avenir qui est vu sous le signe de la menace d’un possible «effondrement». Ne vaudrait-il pas mieux envisager une « décroissance » et revenir à des méthodes anciennes supposées plus « durables » ? Sans doute ne sommes-nous pas prêts à renoncer à toute idée de progrès technique, ne serait-ce que dans le domaine médical (surtout en période de pandémie !). Ce qui est en question est peut-être moins telle ou telle avancée technique que le«Progrès », défini comme « amélioration générale de la condition humaine, orientée vers un accomplissement ultime » et qui, aux yeux de Dominique Bourg, «nous interdit de mesurer la réalité et les limites de notre pouvoir sur la nature ». Il nous faut réfléchir sur le type de progrès à mettre en œuvre.
La réflexion est d’autant plus importante que l’on pourrait être tenté de tomber dans un schème de fatalité : au caractère inéluctable du progrès des époques anciennes succède le caractère inéluctable de l’effondrement. Il nous faut reprendre la main et faire preuve d’une capacité de décision.
La notion de progrès ne relève pas seulement du seul domaine de la technique. Mais, en régime moderne, c’est le progrès technique, défini comme « processus continu et indéfini d’accumulation de la puissance » (Dominique Bourg), qui sert d’indicateur objectif de l’avancée d’une société (du progrès social ou moral). « Le progrès est naturellement associé à l’esprit d’invention et il donne désormais sa mesure dans la prospective scientifique et technique » (Jean-Michel Besnier). C’est en cohérence avec l’idée rappelée à l’instant de « maîtrise » de la nature. Une idée désormais contestée par la sensibilité écologique. Dans quelle mesure un progrès technique s’accompagne-t-il d’un progrès de conscience, c’est-à-dire de réflexivité ?
L’effacement de l’idée de progrès est concomitante de celui de l’idée de projet, de visée ou de « grand récit ». Le progrès vise un idéal à venir. Mais le futur s’est obscurci au point de devenir parfois un repoussoir qui invite à retourner le regard vers un « âge d’or » passé. Estce une situation enviable ? Faut-il se résoudre à la disparition définitive des grands récits qui auraient sombré avec les catastrophes sociales ou technologiques ? Si l’on prend un peu de champ, on peut se demander si l’humanité n’est pas fondamentalement guidée par un désir de développement, de croissance, d’avancée ou d’évolution. N’y a-t-il pas en toute personne humaine un désir de progresser, c’est-à-dire de se démarquer de l’état antérieur, de ne pas se contenter de l’état présent, qui se traduit par un désir de créativité, de faire quelque chose de nouveau, qui ne soit pas simplement la reproduction de l’ancien ? Il est vrai que cette aspiration est plus proprement moderne, si la modernité se définit comme une démarcation à l’égard de l’ancien régime, un progrès à l’égard de l’état antérieur du monde. Mais, même si la modernité peut être envisagée de manière critique, il n’est pas certain que cette aspiration soit par elle-même problématique.
Dans cette démarche, il convient de faire place à la notion de risque. De même que tout progrès se marque par une rupture à l’égard de l’état « naturel » des choses, toute création suppose une prise de risque car on ne peut connaître à l’avance toutes les conséquences de l’action entreprise. On peut espérer qu’il y en aura de bénéfiques (c’est la raison pour laquelle on entreprend). Mais la complexité des systèmes réels rend le futur pour une part imprédictible. Le risque peut être partagé. Il sera d’autant plus acceptable qu’il l’est largement par le groupe qui le porte.
C’est là qu’il faut ouvrir à la dimension collective. La créativité a une dimension individuelle dans la mesure où elle engage la décision d’une personne. Mais ses conséquences sont sociales. De plus, la créativité elle-même a aussi une dimension collective car on ne crée pas à partir de rien. Les inventions engagent une multiplicité de paramètres (avec une part de hasard) et souvent une pluralité d’acteurs (l’« intelligence collective » chère à Pierre Lévy).
Dans un monde où les inégalités sont en croissance, la question du collectif revêt une importance cruciale. Elle vient transversalement au postulat « monadique » qui est au fondement de l’idéologie néolibérale. On ne peut nier la fécondité du principe de compétition individuelle, mais il atteint ses limites lorsque les déséquilibres deviennent trop grands.
Bien des indicateurs manifestent le désir croissant d’une réflexion collective, qui ne se contente pas de déléguer les choix déterminants aux seuls experts (ni même aux seuls représentants élus). Le succès des conférences citoyennes en est un signe. Cela va à l’encontre de la tendance «managériale» qui caractérise la « gouvernance » contemporaine (Pierre Musso). Ce serait une manière de manifester que le progrès doit pouvoir bénéficier à tous, comme le souhaitait Francis Bacon à l’orée des temps modernes.
On peut se rappeler que, selon le schéma biblique, le principe de croissance, présent dès les premiers chapitres, est contrebalancé par un principe de limitation (le « shabbat »). Il rappelle d’une part que, dans un monde fini, la croissance ne peut pas être infinie et que, d’autre part, l’autolimitation est nécessaire si l’on veut passer de l’attitude de conquête destructrice (la croissance au détriment d’autrui) à une attitude de coopération qui s’avérera plus féconde.