Tribune de Dominique Levent, Directrice Créativité et de l’Institut de la Mobilité Durable – Expert Leader « Innovation Patterns » chez Renault et Dominique Christian, Philosophe.

Les risques pour le monde d’après sont déjà là …

Et, il y aurait une urgence croissante de les regarder bien en face pour construire un élan planétaire où chacun puisse trouver le sens de son action, et ce, au-delà de l’intérêt des nations et des multinationales, au-delà des croyances et des tensions entre communautés. Or, face à cette urgence, l’humanité piétine, se déchire encore, s’enferme dans une sorte de sidération. Et, malgré les mobilisations croissantes pour alerter et faire autrement, elle laisse encore les fissures qu’elle génère se propager et dépasser peu à peu des zones de non-retour. Alors qu’elle se croyait toute puissante, dotée de tant de connaissances, de savoirs et de technologies, alors qu’elle se rêvait pouvoir triompher de la mort, voici qu’elle se découvre impuissante à coordonner, gérer et sauvegarder tout ce qui relève du bien commun, si souvent contradictoire avec l’ensemble des intérêts privés. Et si, face à cette impuissance grandissante, l’arrivée du COVID avait poussé l’humanité à se mettre en pause… et en corollaire prendre du recul, ralentir, remettre l’homme au centre de nos enjeux, de nos vies, déstabiliser nos représentations sur ce qui compte vraiment… ?

L’entreprise fractale

Et c’est étonnant comme ce que nous vivons dans le monde se reflète si bien dans nos entreprises et nos organisations : celles-ci se révèlent aujourd’hui vulnérables et peu préparées à l’incertitude ainsi qu’aux risques, tout autant qu’aux opportunités nouvelles. Elles se sont développées dans l’illusion d’une stabilité durable et ont confondu politique et stratégie avec planification. Elles ont mis en place les instruments du contrôle, tuant, sans vraiment le vouloir, la force de vie nécessaire à toute entité (humain, nature, entreprise, gouvernement…) pour s’adapter, tirer profit des circonstances, survivre aux crises, réenchanter notre monde. Elles ont oublié que la stratégie est aussi un exercice de navigation pour jouer avec les vents et les courants favorables, traverser les tempêtes, mobiliser les compétences d’une équipe soudée.

La pause imposée par le confinement va certainement les pousser à se délester du superflu, à se recentrer sur les forces locales, tout en gardant le cap incontournable du développement durable. Leur enjeu : faire mieux avec moins (Navi Radjou – Frugal Innovation Expert). Par-contre elles vont chercher à diminuer leurs coûts fixes et réduire leur masse salariale avec pour conséquence une augmentation du chômage qui sera plus ou moins forte selon la capacité d’absorption de nouveaux secteurs d’activité ou modèles sociétaux et économiques.

Les états pourront-ils assumer ce débrayage ?

La serendipité*

Le futur du monde est inquiétant, mais nous voulons rester optimiste car, dans le même temps, se développent des forces de vie dynamiques, porteuses de valeur pour chacun et pour tous. C’est souvent lorsque tout va mal qu’émergent des innovations qui font sens, des innovations qui se nourrissent de la contrainte, des contradictions, des déséquilibres, qui révèlent brutalement de nouvelles évidences et éclaire les interdépendances vitales de la société. Face au Covid19 par exemple, nous avons vu les gouvernements prendre des décisions inédites et trancher pour éviter un emballement sanitaire catastrophique au dépend des critères économiques. Nous avons vu aussi une mobilisation planétaire pour porter secours au milieu médical dépassé par l’ampleur de la situation.

Un rêve de guerre

Les guerres ont conduit les entreprises à fabriquer des engins de mort, des chars, des obus, des canons. Aujourd’hui la pandémie pousse tous les acteurs industriels mais aussi individuels à coopérer pour contribuer à l’effort sanitaire collectif face à la menace. Il fut un temps, où l’on disait que pour sortir de la crise « il nous faudrait une bonne guerre ! ». Et bien nous voici face à une nouvelle agression, attaqués par un ennemi invisible qui envahit toute la planète. Il révèle notre faiblesse, notre impuissance face à la maladie malgré toutes nos connaissances et notre arsenal technologique. Les auteurs de science-fiction ont souvent imaginé des situations de telle impuissance pour l’humanité face à des agressions inattendues (Cf. La guerre des mondes de Wells par exemple). Mais en général, c’est bien de guerre dont il était question : les humains étaient confrontés à une intention hostile. Pour Clausewitz la guerre est toujours une forme de duel, l’un contre l’autre. Cette référence martiale offre à quelques-uns le vertige du pouvoir et au plus grand nombre le triste confort de la soumission volontaire.

L’intelligence collective, pourtant facilement stimulée dès qu’un nouveau challenge apparait, n’est pas officiellement sollicitée par le monde politique, qui bien au contraire demande à tout un chacun d’obéir en renouant avec le vocabulaire utilisé en temps de guerre.

Mais ce n’est pas une guerre.

Même si elle est confortable, cette interprétation anthropomorphe est abusive et prête à confusion. Les chroniqueurs qui oscillent entre le reportage sportif (nombre de décès par nation) et les nouvelles du front (guerre des masques…) en seront peut-être dépités, mais il faut changer de paradigme. Souvenons-nous de cette remarque de Gramsci : « Il s’est formé une mentalité sportive qui a fait de la liberté un ballon pour jouer au football »2. Grande intuition pour une formule écrite dans les années 1930, avant l’invention de la télévision, des écoles de management et du coaching, toutes ces pratiques orientées sur le spectacle de la compétition. Années 30 dont nous expérimentons une sorte de « revival ». Changer de paradigme, cela signifie renoncer à la chaîne logique : guerre/ sport/commerce/finance…Tous ces registres interprétatifs qui dominent notre monde arraisonné par la finance. Nous devons prendre conscience, entre-autre, que la santé publique ne peut pas être gérée comme une entreprise rentable économiquement. La santé publique relève d’un autre enjeu, un enjeu social de cohésion, d’équité, et d’espérance. Cela a donc un coût, comme l’éducation, la propreté des villes.

Mettre fin à l’arraisonnement financier

On n’a pas fini d’évaluer le coût de cet arraisonnement financier, pire même que le coût longtemps masqué des déchets nucléaires. L’actuelle pandémie est un bel exemple…Cf. les travaux de Michael Greger, qui lie pandémies et domestication des animaux. L’arraisonnement par le financier n’est que la deuxième vague de l’arraisonnement de la nature par la technique, dont la domestication est la terrible illustration . « Les pandémies sont une conséquence choquante mais inévitable du manque d’hygiène, de la contamination croisée et des mauvaises conditions sanitaires des systèmes d’élevage d’animaux pour l’alimentation. »3 Et ce n’est pas récent. La domestication des chèvres nous a « offert » la tuberculose, celle des cochons a produit la coqueluche, la typhoïde vient des poulets domestiques et la lèpre des buffles d’eau, … Certains, de plus en plus nombreux plaident pour un changement alimentaire. En tout cas si rien ne change on peut prévoir de nouvelles pandémies lorsque celle-ci et ses rebonds sera terminée.

Crise et résilience

Nous sommes donc bien dans une crise qui perturbe nos modes de vie mais aussi notre système de pensée. La situation ne relève plus de nos modes habituels d’interprétation. Il faut penser à nouveau. La vulgate managériale a tant envahi le monde (on parle de gestion de la santé, de gestion de l‘éducation…) que sa suspension nécessaire jette le trouble. Comment trouver de nouveaux supports à nos actions et au sens de nos projets ? Une conviction : comme en toute crise, la capacité de résilience est vitale. Comme au Moyen-Age, l’humanité se découvre menacée, fragile. Peut-elle encore s’en remettre aux divinités : Dieux, Science, Technologies, Héros salvateur, Grands hommes… ?

Aujourd’hui le confinement est nécessaire pour compenser l’imprévision des politiques en matière de masques, d’équipements hospitaliers… Mais cela pourrait-il aussi être le terreau d’un entraînement grandeur nature à la servitude volontaire et au renforcement inquiétant d’un « Etat Contrôle » profitant des outils numériques comme on peut le voir en Chine d’une façon massive ? Cette liberté aujourd’hui menacée est liée à notre capacité de rebond. Comment les personnes concernées peuvent-elles concevoir par elle-même les conditions de leur survie, c’est à dire développer leur résilience. Or avant l’effet de mode qui affecte cette notion aujourd’hui, Karl Weick avait identifié quatre facteurs déterminants : les réseaux (la partialité dirait Hume), le doute, l’attitude respectueuse et la bidouillabilité.

Les conditions de la résilience

Première compétence : les réseaux. L’expérience du confinement permet à chacun de tester sa capacité « réseautante ». Il est clair que les jeunes générations y ont quelques compétences supérieures. Sur ce point la révolution numérique a changé définitivement la donne.

Second composant de la capacité de résilience : le doute, la posture critique par rapport aux autres, mais aussi par rapport à soi-même, à ses propres croyances. On se souviendra que la pensée française est fondée avant tout sur l’effort de René Descartes de douter de tout, méthodiquement. Cela ne va pas de soi car dans les moments difficiles les sociétés, (entreprises, cités) sont tentées de se réfugier dans la foi, les rituels et croyances.

Réseaux, doute, la troisième exigence est le bricolage. Cette dimension aussi est contreintuitive. En épisode difficile, rugueux, les dirigeants ont tendance à normer, processer, à interdire les variétés, à « blackbeltiser ». La résilience suppose que chaque collectif, que chaque personne, se sente suffisamment auteur de sa propre vie. Contre la normalisation peureuse et maniaque il faut assurer la bidouillabilité.

Sur ce point nous entrons peut-être dans des temps nouveaux. On assiste à la mobilisation de nombreux « makers », innovateurs et micro donateurs anonymes qui ont produit des solutions locales, alors que les autorités publiques ne les attendaient pas et même sont restées, pour un temps, sourdes à cette contribution inespérée.

La crise du COVID a permis l’accélération ou du moins la mise en visibilité du potentiel du terrain. Et Navi Radjou souligne : “Les institutions françaises (publiques+privées) doivent surmonter leur « élitisme intellectuel » et faire CONFIANCE aux gens. Personne n’a le monopole des idées: au 20eme siècle, la connaissance était le pouvoir; au 21eme siècle, PARTAGER la connaissance est source de pouvoir (« Je sais que je ne sais rien. » – Socrate). Libérons l’ingéniosité de tous les citoyens et employés français pour co-créer des solutions « par la base » (bottom-up) pour surmonter les cygnes noirs qui vont apparaitre de plus en nombreux dans la décennie à venir.

Pour moi hashtag#covid19 ne marque que le DEBUT d’une décennie hyper turbulente. Utilisons la crise actuelle pour DESAPPRENDRE les instincts de « commandet- control » et REAPPRENDRE des approches agiles/inclusives pour co-créer de la valeur sociétale, économique, et écologique. »

Enfin le dernier prérequis de la résilience est le respect, respect des autres et de soi-même. Et cela ne va pas de soi : dans les périodes critiques bien des humains laissent s’échapper le monstre qui sommeille en eux. Chacun d’entre nous a au fond de soi son Mister Jekyll. Et c’est l’honneur des personnes confrontées à des situations troublées que de savoir maîtriser leur dimension bestiale, cupide et aigrie. La résilience est une affaire éthique.

Elle questionne bien sûr les limites de l’individualisme et de l’égoïsme à l’occidentale. Depuis l’influence judéo-chrétienne sur l’Europe toute l’éducation est orientée sur la réussite, la compétition, en fait la lutte de tous contre tous.

Aujourd’hui la liberté est en danger « au bénéfice » de la sécurité, l’égalité est bafouée dans nos démocraties déliquescentes, et surtout la fraternité, nommée aussi solidarité, est un handicap dans toute quête de pouvoir. « On s’assure aujourd’hui le droit de vivre et de réussir par les mêmes moyens, pratiquement, que ceux qui vous assurent le droit d’être interné dans un asile : l’incapacité de penser, l’amoralité et la surexcitation. » (Aujourd’hui c’est-à-dire depuis les années 1920, puisque cette dernière phrase est tirée du Livre de l’Intranquillité de Fernando Pessoa).

S’accorder un temps suspendu pour changer

Et si, face à tous ces risques grandissants, annonciateurs d’apocalypse, l’humanité ballotée, malmenée par l’accélération démente de la finance, avait inconsciemment souhaité ces temps suspendus de confinement. Ils permettent de souffler, d’abandonner pour un temps les comportements d’imposture, que chacun se croit obligé d’adopter.

L’enjeu majeur est pour demain. La menace levée, chacun maintiendra-t-il une posture critique et précautionneuse, tant mentalement que physiquement ? Saura-t-il garder une distance raisonnable vis à vis des convictions imposées, saura-t-il s’écarter de la « rats race », course à la possession, course à la reconnaissance sociale? Ou s’engouffrera-t-il de plus belle dans la galopade imposée par le souci de faire circuler le capital toujours plus vite ?