Vers une grande démission à la française ?

Rémunération, mais aussi sens au travail, bien être, culture d’entreprise… : quelles sont aujourd’hui les nouvelles priorités des collaborateurs ?

En 2021, sur 162 millions d’emplois, plus de 38 millions d’Américains ont quitté leur travail. Des chiffres proches avaient été enregistrés avant la crise du Covid, lorsque le chômage était au plus bas. Mais à la différence des périodes précédentes, ces nouveaux départs ont lieu alors que les démissionnaires n’ont pas encore trouvé leur futur emploi (dans 40% des cas). Et cette situation n’est pas qu’américaine : une enquête menée par Microsoft en mars 2021 auprès de 30 000 employés dans 31 pays a révélé que 41 % des personnes interrogées envisageaient de quitter leur emploi. D’après certains de ces démissionnaires lorsqu’ils sont interrogés, ce choix a été fait lors de la pandémie, quand les confinements ont affecté les réflexions et les mentalités des collaborateurs.

Mais au-delà de la crise sanitaire, de nouveaux questionnements apparaissent de nos jours chez les actifs, notamment autour de l’utilité, du sens que porte leur travail. Certains collaborateurs se posent également des questions autour de l’impact de leur travail sur leur santé, physique certes, mais également mentale :  la pression, les déplacements, les horaires, la hiérarchie et bien d’autres composantes du travail peuvent jouer sur la fatigue et le bien-être des actifs. Par ailleurs, le développement du télétravail, le travail depuis le domicile, ou du moins à l’extérieur du bureau, démocratisé lors de la pandémie, a ouvert la porte à de nombreuses questions pour les collaborateurs, qui ont parfois découvert un nouvel équilibre, une nouvelle manière de vivre leur quotidien, où le lieu de travail perd de son indispensabilité. De même, la conscience écologique est de plus en plus importante chez certains actifs, sensibles aux questions de développement durable, de réchauffement climatique, ces derniers souhaitent partager les engagements, les valeurs de leur entreprise en lien avec ce sujet.

Pourquoi assiste-t-on aujourd’hui à une « grande démission » ? Quels sont les souhaits des collaborateurs, quel sens portent-ils à leur emploi ?

Évoquons premièrement la notion de sens au travail, l’importance qu’on lui donne, en particulier au travers de l’utilité de son emploi. L’étude Sens au travail ou sens interdit réalisée par Deloitte en 2018 nous informe que 87 % des personnes interrogées accordent de l’importance au sens au travail, le travail ne serait donc plus uniquement une manière de subvenir à ses besoins, mais bien de s’accomplir, pour une majorité de Français. Par ailleurs, 82 % des personnes déclarent aimer leur travail, ce travail est même une passion dans 61% des cas. Une grande partie des Français semble alors épanouie, ou du moins satisfaite par son travail.  On peut également citer que leur travail est une source de fierté pour 83 % des personnes interrogées. Concernant la notion de sens, l’étude montre que pour les personnes interrogées, le sens au travail est présent en majeure partie dans l’action (65 % des réponses), comme lorsqu’on apprend de nouvelles choses pour un dossier spécifique, ou encore en montrant comment faire à des collègues. Mais le sens passe aussi par l’être (24 %), lorsqu’on est remercié par ce qu’on fait bien ou qu’on intervient dans un conflit en parvenant à le résoudre ; enfin, le sens passerait par l’avoir (11%), lorsque par exemple on obtient une rémunération variable significatives ou une promotion. De même, 60% des personnes interrogées estiment que le sens au travail est important pour leurs organisations actuelles, et que la quête de ce dernier a guidé leur choix de métier dans 54% des cas.[1]

Cependant, on constate une augmentation du nombre de démissions chez les Français également : selon les derniers chiffres de la Dares, le nombre de démissions en CDI a bondi pendant l’été 2021 de 15% en moyenne par rapport à la même période en 2019. Soit plus de 300 000 départs en deux mois contre 260 000 en 2019. Quant aux ruptures conventionnelles, elles augmentent également en juin 2021 et dépassent les niveaux atteints avant la crise sanitaire.[2] Des chiffres encore loin du raz de marée qui balaye les États-Unis mais qui révèlent une certaine tendance de fond. Selon une enquête de l’Institut Montaigne réalisée en février 2022 auprès des 18-24 ans, « le travail par passion » arrive en tête des critères pour choisir un emploi à 42 %. Quant au salaire, seuls 25 % des jeunes le placent en première position.[3] Par ailleurs, le niveau de chômage français se situe au plus bas depuis 10 ans. En clair, c’est la valeur accordée au travail qui est remise en question, les Français sont à la recherche d’emplois qui correspondent plus considérablement à leurs valeurs, leurs affinités. Quand bien même ils apprécient leur travail, les périodes de confinement et de télétravail ont eu raison de l’attachement à leur travail de nombreux collaborateurs : un changement vers une quête de plus de sens est en cours.

Retrouver du sens au travail pour les Français passe aussi par ses propres ressources, ses propres compétences. Selon une étude réalisée par Kantar en 2019, près de la moitié des Français serait prêts à se former pour retrouver du sens au travail, trouver un emploi qui leur correspondrait mieux. Près du quart des répondants considère d’ailleurs que le salut passe par le lancement de sa propre activité, et 20% qu’il faudrait radicalement changer de métier pour y retrouver du sens.[4]

Un critère de plus en plus important dans le sens au travail pour les Français est la conscience écologique des entreprises. Les jeunes collaborateurs raisonnent différemment de leurs aînés sur la question des valeurs, cherchent à tirer de leur travail des bienfaits autres que financiers. Il y a la question de l’accomplissement, de la santé, mais aussi des valeurs écologiques, du respect de l’environnement… « Les questionnements actuels des salariés sont assez étonnants, finalement les personnes n’ont pas forcément envie d’évoluer en termes de promotion ou de suivre des chemins tout tracés », constate Fanny Viry, co-fondatrice d’Anciela, organisme d’accompagnement des structures vers la transition écologique.  L’écologie fait naître des interrogations dans le monde du travail. Pour lesquelles il reste à trouver des réponses…

A l’heure où l’urgence climatique n’est plus à prouver, un nombre croissant de travailleurs décident de se réorienter vers des métiers dits « durables ». La quête de sens pousse ainsi certains cadres à changer radicalement de branche, et parfois même à quitter la ville. Ainsi, les cadres souhaitant changer de métier ou d’entreprise pour agir en faveur de l’environnement sont chaque année plus nombreux. D’autant que le secteur offre de bonnes perspectives d’emploi. “Il y a énormément de domaines d’activité qui sont en train de bouger, avance Laura Genevois, fondatrice et présidente de Mon job de sens. Par exemple, le secteur du bâtiment durable se développe grandement et de plus en plus de formations se créent.” L’habitat, la rénovation, la question de l’économie d’énergie ou encore les métiers autour de l’assainissement de l’eau sont autant de domaines considérés comme des secteurs d’avenir.

Comment retrouver du sens dans son travail ? Pour beaucoup cela passe donc par un changement clair et net. Plutôt que d’opérer des modifications dans son organisation, dans son emploi actuel, il faudrait changer d’entreprise, changer de corps de métier, changer d’emploi. Les raisons sont nombreuses : la motivation n’est plus la même, on ne recherche plus nécessairement le même salaire, la santé mentale et physique a du mal à suivre, ou on est tout simplement en désaccord avec les valeurs de son employeur. Ce qui résulte en majeure partie de ces observations est que beaucoup de Français optent pour un changement radical depuis le confinement de mars 2020, l’éloignement du bureau ayant favorisé cette réflexion émancipatrice. Peut-être pourrait-on voir dans cette modification nette des modes de travail un premier pas vers la mutation de nos modes de vie.

Alors, quelles solutions les entreprises peuvent-elles adopter pour faire face à ce phénomène ?

« Les organisations ne peuvent pas se contenter d’augmenter les salaires ou de renforcer la marque employeur. Le véritable défi est de repenser les modèles managériaux en donnant plus de temps et d’autonomie aux collaborateurs pour permettre des relations humaines plus authentiques au travail », décrypte un groupe d’enseignants-chercheurs à l’EM Normandie.

Dans une tribune publiée sur le site d’Alan, Benoît Serre, DRH de L’Oréal France et Vice-Président délégué à l’ANDRH constate que l’organisation du travail n’est finalement pas immuable et que des alternatives existent :

« Donner du sens à l’entreprise, c’est aussi le donner au travail de chacun, pour qu’il mesure en quoi il est non seulement utile mais surtout indispensable. C’est sensibiliser et former les managers, comme les dirigeants, à détecter et accompagner les premiers signes, à remettre régulièrement en question leur organisation comme leur management, en associant chaque individu à la construction de son environnement de travail physique et psychologique. Les conditions de travail sont un axe aussi évident qu’insuffisant. Il est désormais impératif d’y associer et même de faire primer une rénovation du fonctionnement du travail et de son management. Confiance et autonomie vont de pair dans le monde d’après (ou de maintenant), comme contrôle et reporting faisaient ménage auparavant. »

Ainsi, trois types de réponses semblent se mettre en place dans les entreprises pour répondre aux attentes des nouvelles générations :

  1. Remettre du sens au travail à travers la mise en avant de l’impact collectif que peut avoir l’entreprise, notamment pour celles à mission ou à impact positif. Mais cela n’est utile que si les autres attendus, notamment la rémunération, sont également au rendez-vous ;
  2. Individualiser le contrat de travail, en offrant une personnalisation et une totale flexibilité concernant le lieu de travail et les horaires, mais le risque est de rompre le lien social entre le collaborateur et son entreprise ;
  3. Mettre en place une entreprise « étendue », en créant un modèle hybride réunissant salariés, mais aussi freelances et startups, animés par des intérêts communs autour d’un même projet. Une manière pour les entreprises de continuer à bénéficier des nombreux talents qui se tournent aujourd’hui vers le statut de travailleur indépendant ou vers l’entrepreneuriat comme on l’a vu plus haut, ce qui peut permettre parfois de gagner en flexibilité face aux innovations technologiques. Là aussi cependant, il y a des risques, notamment que les valeurs de l’entreprise se perdent.

[1] Deloitte, Sens au travail ou sens interdit, 2018

[2] Dares, Mi-2021, un niveau élevé de démissions de CDI en lien notamment avec la décrue de l’activité partielle, 2021

[3] Institut Montaigne, Une jeunesse plurielle, 2022

[4] Kantar, Randstad, Un Français sur cinq a le sentiment d’occuper un bullshit job, 2019