Tribune de François Miquet-Marty, Président du Groupe Les Temps Nouveaux.

Sommes-nous réellement confinés ? Nos réclusions physiques occultent mal nos ouvertures, redoublées depuis la crise, vers l’actualité, vers le monde, vers les autres, vers l’après. La production de « visions pour le monde d’après » est sans précédent : ambitions, spéculations, scénarios, plans d’action, alarmes.

Quête intellectuelle, ce foisonnement est difficilement intelligible s’il n’est pas compris comme le reflet de trois angoisses collectives, qui structurent notre imaginaire avec une vigueur décuplée depuis la tragédie du coronavirus.

La première angoisse, la plus immédiate, est celle des huis clos, reproduits en collection presque infinie sur la planète. S’ouvrir pour tenir, pour éprouver sa liberté, pour vivre en regard d’espaces de vie si durablement bornés. A l’arraisonnement sans précédent des corps répond l’affranchissement sans retenue des imaginations.

La deuxième angoisse, consciente ou confusément éprouvée, est celle de l’extraordinaire confusion des pistes d’avenir, ou de leur incroyable ténuité. Certes en raison de l’articulation entre urgences de court terme (« redémarrer »), résiliences de l’après (« revivre ») et orientations de fond pour la suite (« réinventer ») ; penser ensemble et agir sur ces trois registres est une gageure. Surtout en raison des tensions plus vives que jamais entre les aspirations de fond sur le futur. Les appels au respect de la planète et du climat sont d’autant plus vigoureux que les forces contraires sont préjudiciables ; les appels à la préservation de biens publics sont d’autant plus manifestes que les finances publiques sont exsangues ; les appels au dynamisme économique sont d’autant plus affirmés que les contraintes sur les entreprises sont pénalisantes ; les appels à la relocalisation sont d’autant plus vifs que les coûts de concrétisation sont lourds.

Mais plus profondément, nous nous projetons dans l’avenir parce que nous avons perdu l’essentiel : l’idée de la maîtrise de nos destins communs. Les études Viavoice récentes révèlent une aspiration majeure des Français à la reconquête d’une souveraineté collective, nationale ou européenne. La critique majoritaire qui prévalait « avant » la crise était celle de l’impuissance de l’action publique ou de l’impéritie des grandes entreprises. Un « bien commun », un « intérêt général » qui n’était ni suffisamment endossé, ni suffisamment pris en compte.

Mais ce virus a révélé bien plus encore : le paramètre invisible et imprévisible qui ruine en quelques mois les projets d’avenir, à l’échelle mondiale. Cette terrible leçon d’humilité est aussi, fondamentalement, le plus grand démenti qui puisse exister à nos ambitions de puissance collective. Ici nul défaut de volonté, nulle carence de courage, nulle fragilité financière ; ici un facteur qui « nous échappe », étrange parce que totalement étranger à notre volonté. Qui peut réapparaître, sous une forme ou une autre, au cours des prochaines décennies, comme il en a existé par le passé.

Ainsi ce coronavirus signe-t-il le troisième choc d’orgueil des temps modernes, après Darwin et notre inscription parmi l’évolution des espèces, après Freud et la découverte de l’inconscient. Ce virus proclame de manière impérieuse que notre puissance sur notre destin est soumise à des limites incommensurables. Ce constat est d’autant plus éprouvant pour les empires que sont la Chine et les Etats-Unis : d’où leur rivalité redoublée, leurs tentations croisées de s’assigner la responsabilité du « mal ». Fondamentalement, selon nos conceptions dominantes, il n’appartient pas à notre monde moderne, à l’heure des capacités économiques, technologiques, à l’heure des rivalités entre empires continentaux, d’être en proie à des aléas invisibles et imprévisibles. A l’ouest, à l’est et ici, ce choc d’orgueil est tétanisant.

Pire qu’un bateau ivre, notre futur collectif recouvre désormais la possibilité d’arrêts sans embarquements : des naufrages collectifs sur des sables improbables, pouvant arraisonner tous les empires, quelles que soient leurs natures idéologiques.